Yataaah je veux répéter !!

C’était Noël, et la salle de bal était décorée de façon somptueuse et grandiloquente, imitant la démesure de ce Roi qui faisait perdre la tête à beaucoup de monde. Sur les lourdes tables en bois étaient disposés des plats plus exquis les uns que les autres que les convives avaient dévoré avec appétit. La fête battait son plein, les musiciens guillerets jouaient de leurs instruments en lorgnant les jolies dames qui dansaient. Pour l’occasion, celles-ci portaient leurs plus belles parures, scintillantes à la lumière, et plusieurs d’entre elles avaient piqué des baies dans leurs cheveux.
Lady Mary, fille de Henry VIII, se tenait sur un coté de la salle, observant la fête sans y participer. L’œil perçant, elle fixait la jeune Katherine Howard qui fanfaronnait en charmante compagnie. Toute l’attention était sur cette petite oie qui n’avait que sa jeunesse pour tout atout. Le temps viendrait où le Roi se lasserait d’elle, mais en attendant, elle devait faire bonne figure et faire semblant d’apprécier la jeune fille. A vrai dire, elle en avait plus qu’assez de devoir subir les épouses simultanées de son père. La souffrance qu’elle avait ressenti d’avoir été éloignée de sa mère quand le Roi s’était tourné vers Anne Boleyn brûlait toujours en elle comme un fer chauffé à blanc. Elle avait la sensation que la douleur de la rancune ne s’apaiserait jamais. Bien sur, elle ne pouvait en vouloir au Roi, c’était cette sorcière qui l’avait ensorcelé, mais la succession de deux autres épouses avait été bien trop insoutenable pour elle. Elle avait éprouvé beaucoup d’affection pour la défunte Jane Seymour, et la douceur des regrets pesait sur son cœur quand elle pensait à elle et à ce que l’Angleterre aurait pu devenir si elle n’était pas décédée. Elle avait été la seule à ramener le Roi sur le droit chemin de la Chrétienté, et voilà que cette débauchée de Katherine Howard emmenait le Roi sur le chemin du vice et de la légèreté ! Le rire aigrelet de la jeune fille écorcha ses oreilles, et Mary eut besoin de sortir dans le parc pour mieux respirer.
Une fois dehors, lady Mary plaça les mains sur ses côtes et inspira profondément. Elle s’était réfugiée à l’ombre d’un chêne centenaire, et en lui lançant un regard, son cœur manqua un battement. Le souffle coupé, elle se rendit compte que son âme devait ressembler à ce vieil arbre à l’écorce craquelée qui s’élevait tant bien que mal vers le ciel, les branches tordues et torturées. Mary n’avait jamais été jeune, elle n’en avait pas eu le temps. Elle n’était pas née pour être heureuse. Chaque épreuve qu’elle avait subie avait érigé une carapace autour de son cœur, l’empêchant d’éprouver quoi que ce soit. Pourtant, elle était capable d’aimer, mais pas suffisamment fort.
Elle essuya rapidement la larme qui roulait sur sa joue en entendant un froissement derrière elle. Sans tourner la tête, elle vit Eustache Chapuys du coin de l’œil. Etrangement, l’ambassadeur espagnol savait toujours la trouver quand elle allait mal. A dire vrai, elle n’allait jamais très bien.
- La fête vous plait-elle, Excellence ? demanda Mary avec un effort pour paraître enjouée.
- Pour être honnête avec vous, Lady Mary, je m’ennuie toujours dans ce genre de mondanité, répondit Chapuys avec son accent appuyé. Je vous cherchais afin de discuter avec vous.
Mary eut un faible sourire qui s’évanouit bien vite sur ses lèvres minces. Un nuage noir passa au-dessus de leurs têtes, les plongeant un court instant dans un clair-obscur assez étrange.
- Tout comme ma mère avant moi, je sais que je peux avoir une confiance aveugle en vous, dit-elle. Je ne sais pas ce que je ferais si vous repartiez en Espagne…
Ses yeux fixèrent le sol et tombèrent sur une pomme de pin qui avait mystérieusement atterri là. Chapuys suivit son regard, puis observa la jeune princesse qui semblait si fragile.
- Vous possédez une énorme force en vous, déclara-t-il en se penchant pour ramasser la pomme de pin. Vous êtes le fruit de l’union de l’Angleterre et de la Castille. Vous symbolisez l’avenir pour beaucoup de gens, et vos actes résonneront dans l’Eternité. Vous devez trouver votre force, Lady Mary, et pour cela, vous fixer un objectif pour lequel jamais vous ne faiblirez. C’est comme cela que se sont forgées les grands Rois.
- Excellence, je ne suis pas destinée à être Roi, riposta Mary avec un sourire triste et entendu. Sans un bon mariage, je ne suis rien, et je n’aurai jamais d’époux. Nul ne se soucie de mon avenir. (Elle soupira). Parfois, j’ai l’impression d’être née inutilement.
Chapuys ne répondit rien, se contentant de prendre délicatement la main de la Princesse pour y déposer la pomme de pin. Mary considéra l’objet avec indécision, et l’ambassadeur donna pour tout explication :
- Ceci est votre force, Lady Mary.
- Excellence, ce n’est qu’une pomme de pin ! dit Mary en lâchant un petit rire.
Elle ne comprenait pas sa démarche. Que cherchait-il à lui montrer ? Pourquoi cette mascarade ? Chapuys répondit posément :
- C’est bien plus que cela : c’est une faiseuse de miracle car elle vous a fait rire.
Mary se sentit envahie par une vague de gratitude et de tristesse. Son rire se transforma en sanglots et elle laissa tomber sa joue sur l’épaule de Chapuys. Tête baissée, elle regardait cette pomme de pin qu’elle tenait entre ses mains et qu’elle mouillait de ses larmes. Même si elle savait qu’il se trompait sur son compte et qu’il cherchait seulement à être gentil avec elle, elle lui était reconnaissante de se donner tant de mal à vouloir la rendre heureuse. En quelque sorte, il était le père qu’elle avait rêvé d’avoir, un protecteur qui semblait la connaître mieux qu’elle-même.
Sans un mot, il tendit un mouchoir à la princesse et celle-ci le prit de bon cœur. Mais au lieu de se moucher, elle se redressa fièrement et enveloppa la pomme de pin dans la pièce d’étoffe. Elle en fit un linceul pour enserrer tous ses espoirs et ses rêves.
Le règne de Mary Tudor avait commencé dans ce parc, le soir de Noël, avec une pomme de pin pour tout emblème.

Rideau. Que dire de plus ? Le récit est achevé mais l’Histoire, elle, ne se terminera jamais.