1 : L’œuf vert
La pluie ne cessait de tomber depuis des jours. Des nuages noirs et bas déferlaient en gros rouleaux aussi furieux que l’écume de la houle qui se fracassait sur les côtes déchiquetées. Grelottant sur sa paillasse de crin, le petit Karigan ne fermait pas un œil. Le vent secouait trop violemment la porte de la chaumière en torchis aménagée lorsque sa famille s’était posée dans cette région inhospitalière du littoral nordique.
Son père, le fier Aldrik, était ce que l’on nommait un nomade solitaire. Un matin, sa haute silhouette hirsute s’était pointée au sommet de la colline. Quel émoi parmi les villageois nichés en contrebas : les étrangers étaient si rares dans ces contrées inhospitalières ! Il s’arrêta trois jours, le temps d’apercevoir une blonde jeune fille qui, à l’étonnement de tous, l’accepta immédiatement pour époux. Pourquoi la douce Rowen, fille unique du chef du village, s’éprit-elle au premier regard de ce géant taiseux alors que tant d’autres partis plus séduisants s’offraient à elle ? Nul ne le sut. On ignorait d’où sortait ce taciturne et, si lui connaissait ses origines, il n’en parla pas. Quand il fut clair qu’Aldrik ne respectait rien de la vie des anciens, ni dieux ni coutumes, on s’en détourna et, c’est soulagé que tous le virent plier son maigre bagage. Le seul regret fut qu’il emportait avec lui la plus belle fleur des environs.
Parfois, Karigan osait questionner son père sur les terres qu’il avait parcourues dans son errance. C’était soirée de fête quand Aldrik causait, lui qui avait le verbe si rare. Par ces récits, le petit garçon compléta ses notions de géographie et, curieusement, celles de l’histoire de la Terre également. L’érudition de son père était fabuleuse ! Hélas, lorsqu’il s’agissait du propre passé de son géniteur, la source de renseignements se tarissait.
Pour l’heure, l’époque des périples était révolue. Rowen désirait un second enfant depuis longtemps et prétendait que ces déplacements nuisaient à sa fécondité. La famille s’était donc établie voilà cinq années, déjà. Pourtant, aucun frère ni sœur n’était venu compléter les rangs. La bâtisse abandonnée qu’ils avaient trouvée, leur servit de refuge ; ils se l’étaient appropriée sans que personne ne s’en souciât, tant elle était délabrée.
Il existait un village à proximité où Aldrik se rendait en barque quérir des provisions - les légumes surtout manquaient au menu - en échange des produits de sa pêche ou de différents outils qu’il fabriquait ; il était très doué de ses mains. D’ailleurs, pour Karigan, son père était le meilleur dans tout ! N’avait-il pas, seul, restauré la maison, construit son canot et inventé plusieurs instruments novateurs ? Quand il serait grand, Karigan se promettait de lui ressembler, sauf qu’il serait… moins sérieux : cet homme ne riait jamais ! Tout le contraire de sa mère avec qui le garçonnet échangeait souvent des blagues. Lui, du haut de ses dix ans, il était un mélange des deux : tantôt gai, telles les grandes mouettes qui nichaient sur la falaise et dont les cris joyeux les assourdissaient fréquemment ; tantôt morose, perdu dans ses pensées quand il s’interrogeait. Pourquoi son père refusait-il d’habiter le village ? Leur vie serait plus facile au sein d’une communauté ; ce serait amusant de fréquenter d’autres enfants. Durant ces dernières années, Karigan n’avait accompagné qu’à deux reprises son père de l’autre côté du bras de mer. Alors qu’Aldrick troquait ses marchandises, le gamin s’était assis sur le seuil de la boutique. Une foule de gosses l’y avait dévisagé avec effronterie, le nommant de nombreux mots inconnus de son vocabulaire, mais dont le ton le renseignait comme n’étant pas des amabilités. Quel soulagement de voir réapparaître son père qui, d’un geste, avait fait s’envoler la nuée de gêneurs ! Rowen, quand il lui demanda les raisons de ce traitement particulier, lui expliqua qu’on ne les aimait pas parce qu’ils étaient… différents ! Ça, il y avait longtemps que Karigan l’avait compris. Aussi loin que ses souvenirs remontaient, il ne cessait de voyager : d’abord suspendu au dos de sa mère dans un cocon de fourrure, puis à califourchon sur les épaules carrées de son père d’où il embrassait tout l’horizon, pour finalement trotter dans des mocassins de cuir taillés par Aldrik et cousus par Rowen. La plupart du temps, s’il croisait des gens, le trio nomade s’écartait volontairement des autres humains, dressant un abri de branchages et de peaux dans la forêt, pour une nuit - rarement plus - , avant de reprendre son périple.
Quoique très isolé, Karigan n’était pas un ignare. De sa mère, il apprit à compter et à lire dans les lettres qu’elle traçait sur le sol quand celui-ci s’y prêtait, ce qui n’était pas toujours le cas puisque l’on traversait souvent des contrées où ne poussaient que des cailloux.
La première fois qu’il vit la mer, le garçon demeura béat. Tant d’eau, lui qui n’avait rencontré que des ruisseaux ! En plus de salée, elle recelait une faune sans comparaison avec ce qu’il connaissait. Ce changement de régime alimentaire ne l’avait pas dérangé. Son père, de chasseur, s’instaura pêcheur. Lui, avec sa mère, il courrait les rochers pour décrocher des coquillages savoureux ; parfois, un oiseau capturé, par un hasard chanceux, améliorait l’ordinaire. Si les algues fournissaient combustible et verdure, Aldrik jugeait cette monotonie alimentaire néfaste pour leur santé ; il s’était aventuré plus loin, et avait découvert le fameux village.
Un matin, il s’y était rendu avec sa femme dans l’intention d’acquérir des étoffes afin de vêtir ce rejeton qui grandissait trop vite ; depuis, la tempête s’était levée.
Karigan savait que ses parents ne se risqueraient pas sur l’eau par un déchaînement pareil. Il avait accepté de rester, seul, à la maison pour surveiller les poules et les chèvres ; ce n’était pas nouveau ! Sinon que, cette fois, il avait vraiment froid. Il aurait dû se montrer plus prévoyant en alimentant régulièrement le feu. Était-ce de sa faute si une bourrasque avait soufflé la flamme pendant qu’il cueillait les branchages et distribuait les graines ? Aldrik lui avait recommandé de ne pas toucher à l’âtre rougeoyant, de peur qu’il ne s’y brûle ou ne provoque un incendie : il avait obéi. Son père rallumerait le foyer dès qu’il débarquerait, mais il tardait. Deux jours s’étaient écoulés, et le garçon se morfondait dans sa triste solitude. Parlant aux animaux en les soignant, il commençait à s’inquiéter. Et s’ils ne rentraient pas ? La mer ne les avait-elle pas avalés comme le lui avait conté sa mère dans les récits dont elle le berçait à l’occasion ? Qu’adviendrait-il de lui, alors ? Devait-il prier Odin ? Ou Thor ? Ces dieux que son père dénigrait, mais que sa mère vénérait en secret ?
Il rassembla les fourrures autour de son maigre corps transi par l’humidité glaciale, et tenta de penser à autre chose. La porte de l’enclos était-elle solidement fixée ? N’avait-il pas négligé une tâche ou l’autre ? Il cogitait ainsi quand il lui sembla que le feu se ranimait. Cette lueur, qu’il percevait, était étrange ; d’où venait-elle ? Pas de l’âtre qu’il entrevoyait noir et gris. Cela émanait… du dehors.
Quelqu’un arrivait-il avec des torches ? Karigan n’était pas pleutre, cependant… Lentement, il se redressa, resserrant les peaux sur ses épaules pour écarter légèrement le sac qui couvrait le volet. Entre les planches disjointes, il regarda. Il y avait bien une lumière qui éclairait l’horizon tourmenté. Qu’est-ce que c’était ? Une étoile filante ? Sa mère lui avait parlé de ces phénomènes du ciel, en était-ce un ? Il observa ce sillage éblouissant qui grossissait à vue d’œil, augmentant tellement qu’il plissa les paupières pour l’admirer encore, puis cela s’éteignit brutalement.
« Elle est tombée à l’eau ! », songea-t-il en rabattant le rideau.
C’était extraordinaire ! Il ne manquerait pas de le raconter à ses parents quand… Rappelé à des considérations immédiates, le garçonnet se blottit au fond de son lit où, à défaut de mieux, il pria les dieux de Rowen pour qu’ils guident rapidement ses parents vers leur unique enfant.
Au petit jour, le ciel était complètement apaisé. Un soleil timide tentait même de percer la légère brume qui flottait. Rasséréné, Karigan se prêta à ses ablutions matinales. Son père était strict sur l’hygiène corporelle : par tous les temps, lavage à grandes eaux !
« La vermine déserte les corps propres. », s’entendit-il maintes fois répéter.
La corvée exécutée, le garçonnet enfila ses braies et sa tunique de toile brute qu’il doubla d’une peau de loup fraîchement tannée avant de chercher à s’alimenter. Son quignon de pain avait un goût de moisissure, qu’importe ! Un instant plus tard, débloquant le loquet qui celait la porte, il s’aventura à l’extérieur.
Il visita consciencieusement le poulailler, y chapardant les œufs récemment pondus, distribua les graines et passa dans l’enclos des chèvres. Là, six bêtes attendaient leur traite. Muni du seau, Karigan pressa les pis généreux des caprinés dociles. La bonne odeur du lait frais le faisant saliver, il préleva de quoi satisfaire son reste d’appétit, et porta le récipient rempli dans la remise où sa mère, il l’espérait, transformerait savamment cette provende en fromage délicieux. Les herbes et le foin dispersés, il donna un coup de balai sur la terre battue du logis avant de se diriger vers le sommet de la crête afin d’y guetter l’apparition souhaitée. Fouetté par le vent, il stagna un long moment dans cette position de vigie qu’il quitta pour descendre prudemment au raz des flots. Un panier de branchage calé sous son bras, il entama sa cueillette de bivalves. Son couteau, spécialement conçu par son père, s’activa dans l’extraction des mollusques collés sur les roches. Alléché à la perspective de la soupe qu’il ferait cuire, il suspendit soudain sa manœuvre. Quel idiot ! Sans feu, il ne saurait rien chauffer. Dépité, il faillit balancer à la mer le contenu de sa récolte inutilisable. Si au moins son père lui avait appris… Dans le fond, il l’avait si souvent vu faire, pourquoi n’essaierait-il pas ? Des herbes sèches, les pierres frottées au-dessus, le tour serait joué ! Qui le saurait ? Il remontait la côte quand son regard s’arrêta sur un objet réellement curieux. Qu’est-ce que cet… oeuf fabriquait là, perdu entre deux cailloux ? Trop gros pour être celui d’une poule, il ne correspondait pas non plus à celui d’une mouette. Sa couleur verdâtre, aussi, était inhabituelle. C’était un coup de chance d’être tombé dessus car, par cette teinte, il se confondait presque avec le lichen des environs. Le ramassant, Karigan le jugea bien pesant. Quel animal avait pondu cette étrangeté ? Sans se poser plus de questions, le garçon escalada les rocs pour rentrer dans l’habitation. Déposant son fardeau près du seuil, il s’occupa du foyer.
Quelle semonce, si Aldrik survenait ! Bah ! Une de plus ou de moins, il n’était pas à cela près. La mousse sèche centrée sur les cendres refroidies, il saisit les cailloux particuliers qu’utilisait son père quand il ne disposait plus de baguettes soufrées. Il les claqua d’un coup vigoureux. Une belle étincelle jaillit, l’émerveillant, quoiqu’elle atterrît trop loin du but visé. Le garçon récidiva et, après quelques tests, de la fumée se dégagea du tas accumulé. Soufflant pour aviver ce début prometteur, Karigan prépara le petit bois qui alimenterait son feu naissant. Il s’y prit si adroitement que, rapidement, de belles flammes dansèrent dans l’âtre régénéré.
Extrêmement fier de cet exploit, le garçonnet ne consentit à quitter son œuvre qu’une fois le rougeoiement stabilisé. Avec l’eau du tonneau débordant des averses récentes, il remplit le chaudron noirci qu’il suspendit à la crémaillère au-dessus des braises. Ses parents seraient certainement heureux en trouvant une soupe chaude à leur retour. Il estima qu’en s’embarquant sitôt les éléments calmés, dans une heure, au pis, ils seraient là.
Fouillant les réserves, il dénicha quelques bulbes piquants qui parfumeraient son potage, plongea des carottes un peu ramollies d’avoir trop longtemps séjourné dans la remise ; des choux, du sel et diverses herbes que sa mère utilisait souvent, complétèrent sa tambouille. Il y jetterait les fruits de mer, sitôt le canot en vue.
Que faire à présent ? Il inventoria sa récolte en rinçant les coquillages. Ce drôle d’œuf, s’il le battait, fournirait une bonne omelette. Le manipulant délicatement, il hésita à le briser : il était si surprenant ! Son père, lui, saurait de quel animal il provenait. Il décida de ne plus y toucher avant qu’Aldrik ne l’ait examiné.
L’eau frémissait, peut-être serait-il temps de vérifier l’horizon ?
S’assurant qu’aucune escarbille incandescente ne risquait de s’échapper de l’âtre, il abandonna sa marmite pour reprendre sa vigie. Oui ! Sûrement que ce bouchon, qui dansait au rythme des rames maniées par des bras puissants, était celui attendu.
Le gamin se précipitait vers la crique abritée où la barque accosterait, quand il se rappela qu’il devait ajouter les mollusques à sa soupe. Il rebroussa chemin et, sans remords, les immergea.
Près du rivage, il bouillit d’impatience en marchant de long en large. Dès qu’ils furent à portée de voix, il s’agita, criant de joyeux « Eh, Ho » vers les nouveaux arrivants. Rowen, qui l’avait aperçu, lui rendait ses signes de bienvenues. Bientôt, sans se soucier de mouiller ses braies, il sauta à l’eau pour aider son père à l’accostage final.
« Tu n’as pas eu trop peur, mon chéri ? s’empressa sa mère en l’embrassant à l’étouffer.
─ Nous avons été retenus par la tempête. Pas de dégât, ici ? » s’informa son père après lui avoir brièvement serré l’épaule.
Karigan affirma que tout était au mieux, et qu’un potage réconfortant mijotait gentiment. Il fallait d’abord assurer le transbordement des colis ramenés par le couple.
Plusieurs navettes s’avérèrent nécessaires pour décharger le canot. Jamais ses parents n’avaient ramené autant d’articles.
« L’hiver sera précoce, annonça la mère. Nous n’aurons peut-être pas l’occasion de retourner au village avant longtemps. »
Quand tout fut débarqué, ils dégustèrent la cuisine du garçonnet qui espéra un compliment pour ses talents. Rowen n’y manqua pas ; son père paraissait absent.
« Cette soupe n’est-elle pas délicieuse ? » insista la jeune femme.
Son époux sursauta et confirma, la tête ailleurs. Puis, sa cuiller en bois resta en l’air alors qu’il ouvrait des yeux ronds.
« Où as-tu trouvé… ça ? »
Sa mine effraya le gamin qui rentra précipitamment la tête dans son col :
« Sur la grève, pendant ma cueillette ; il est original, je l’ai ramassé. »
Aldrik se redressa, l’œil flamboyant :
« Et… avant ? N’y a-t-il rien eu… avant ? »
Karigan pataugea, ne comprenant pas ce qui lui valait un tel interrogatoire :
« Hier soir, une lumière… »
Il crut que son père allait l’avaler quand celui-ci l’attrapa au collet pour crier :
« Quelle lumière ? Comment était-elle, d’où venait-elle ? »
Ce comportement était stupéfiant ! Paniqué, certain d’avoir commis un sacrilège quelconque, le gamin sentit des larmes jaillir sous ses paupières :
« Du ciel ! J’ai pensé que quelqu’un venait avec une torche. C’était une traînée de feu dans le ciel. Elle a grossi, puis s’est éteinte. »
Blême, Aldrik relâcha soudain son fils qui se tassa sur son banc. Sa mère, lui entourant vivement les épaules, ne mâcha pas ses mots pour fustiger l’attitude de son mari :
« Qu’as-tu ? Ce n’est pas grave ! Kari a pris un œuf et…
─ Un œuf ! Comme moi… à son âge… »
Sidérés, mère et fils assistèrent à une scène incroyable : Aldrik pleurait !
Rejetant son siège en arrière, il sortit brusquement sans se retourner. Rowen et Karigan, enlacés, l’entendirent vociférer :
« Pourquoi, vous les maudits du ciel ? Je ne vous suffisais donc pas, vous voulez aussi mon fils ? »
Le poing dressé vers le soleil, Aldrik lança ses imprécations irrévérencieuses, puis s’écroula, secoué de sanglots.
L’épouse pointa un nez timide vers le dehors où elle contempla l’homme effondré. Elle hésitait à intervenir, c’était si inattendu. Son fier mari, lui qui ne disait que de si rares paroles, venait d’en débiter presque autant qu’en une semaine. Et quels mots ! Leur pauvre gamin était terrorisé ; elle-même, très ébranlée. Que signifiait tout cela ? Lentement, elle s’approcha du corps ratatiné dont les gémissements l’atterraient. Sa main douce et fraîche s’appuya, craintive, sur les longs cheveux bruns en bataille, cherchant à apaiser une blessure qui, si Rowen en ignorait la source, s’avérait très profonde.
« Mon aimé, pourquoi tant de peine et de courroux ? Tu terrifies le petit, et…
─ Sa peur d’aujourd’hui n’est rien en comparaison de celle de demain !
─ Que veux-tu dire ? Connais-tu cet œuf ? Que…
─ Hélas, oui ! Le mien était différent, pourtant j’en identifie les signes.
─ Rentrons ! Si tu as une histoire à raconter à ce sujet, Kari doit l’entendre. »
Le père se laissa guider vers l’habitation. Sans oser regarder son fils en face, il s’affala près de l’âtre, le visage entre les mains. Rowen s’activa, lui fourrant un gobelet d’eau-de-vie dans les doigts pendant qu’elle resserrait son étreinte sur le corps tremblant de son enfant.
Les yeux vagues fixés sur le feu, lissant sa courte barbe d’un geste inconscient, Aldrik, enroué, commença son récit :
« J’avais ton âge quand c’est arrivé : dix ans ! Que sait-on de la vie à cet âge ? Moi, pas grand-chose ! J’ai été élevé dans la richesse et l’opulence alors que je n’étais qu’un gosse trouvé, un soir d’orage, sur une plage après un naufrage. J’adorais mes parents adoptifs qui me le rendaient bien, jusqu’au soir où une lumière est descendue du ciel. Au matin, j’ai découvert un œuf noir. Je ne l’ai dit à personne, le cachant des jours entiers. Puis, il a éclos, un être biscornu en est sorti. Il était de la même couleur que la coquille et, de l’instant où il me parla, ma joie s’envola ; je ne savais plus rire. Ce gnome insolite m’a proposé un pacte : récupérer la gaieté si je le conduisais là où il le voudrait. J’ai accepté. Abandonnant mon univers habituel, j’ai suivi les ordres de cette entité étrangère. Quoique la misère et la faim fussent mon lot, j’appris beaucoup en chemin. Ces techniques que j’utilise pour chasser ou pêcher ne sont pas venues seules ! J’ai sué pour les assimiler, c’était une question de survie. Ma quête dura… des années. Sans cesse je m’égarais, ne repérant pas le passage que mon compagnon réclamait. J’ai marché à m’en épuiser forces et moral, quand… »
Aldrik émit un hoquet, et se mit à suffoquer. Un tel flot de paroles lui abîmait certainement le gosier ! Rowen s’élança, lui proposant de l’eau fraîche ; il haleta, se releva pour gagner la porte, les mains nouées sur le cou, puis s’effondra, d’un coup.
Karigan, un instant choqué ne demeura pas en reste. Il s’acharna sur le corps de son père. C’était impossible, il ne pouvait être mort, il respirait encore ! Claques, aspersions d’eau, aucun des efforts déployés ne fonctionna : Aldrik était plongé dans un coma aberrant.
Avec sa mère, le garçon le veilla la nuit entière, sans l’ombre d’une amélioration.
« Pourquoi ? pleura le garçon. C’est de ma faute, et celle de ce maudit œuf ! Je n’aurais pas dû y toucher. »
Soudain, comme si l’évidence lui apparaissait, il bondit :
« Si je le cassais, peut-être...
─ Non ! l’arrêta sa mère. J’ai… le sentiment que ce n’est pas la solution. Ton père ne m’avait jamais entretenue de ces évènements ; le fait qu’il soit… endormi pour avoir commencé à nous révéler son secret…
─ Tu penses que l’œuf ne veut pas…
─ C’est si bizarre ! Sans doute est-il préférable d’ignorer la suite.
─ J’en fais quoi, de ce truc ?
─ Attendons, nous verrons. »
Deux journées s’écoulèrent sans qu’Aldrik ne reprît conscience. Rowen, infatigable, essayait de lui donner à boire ou à manger ; rien ne passait.
Sur sa paillasse, après avoir vaqué à de multiples tâches pour soulager sa mère, Karigan réfléchissait. L’œuf de son père avait éclos, le sien… Fallait-il le couver ? Le réchauffer, au moins ? Le renvoyer à l’eau ? Sans conseil, c’était une grave décision pour un si jeune garçon. À défaut de mieux, au matin en visitant le poulailler, il échangea les œufs de poules contre le curieux don de la mer. Il observa le manège des volailles assez étonnées devant cette énormité. Aucun des gallinacés ne désira monter sur cet objet. Dépité, Karigan hésita à l’exposer près du foyer. Une température trop élevée pouvait nuire et le cuire, n’était-ce pas risqué ? Tant pis, il jouerait les couveuses artificielles. L’œuf, enveloppé d’une étoffe de laine, se glissa sous la tunique, à même la peau. De la journée, ce n’était pas difficile, juste un peu encombrant. Puiser l’eau, nourrir les bêtes, ramener du bois, pêcher aussi, tout s’effectuait sans grande gêne. Les nuits… C’était plus ardu car le gamin tremblait d’écraser la coquille en se retournant, si bien que c’est à peine s’il parvenait à goûter au sommeil. Si Aldrik dormait perpétuellement, son fils, lui, ne bénéficiait que de peu de repos malgré son épuisement.
« Dans combien de temps père s’éveillera-t-il ? demandait fréquemment Karigan.
─ Ce n’est pas un vrai sommeil, soupirait sa mère. Rien ne le sort de là ; je l’ai piqué, l’aiguille ne l’a fait ni sursauter ni saigner. On le dirait pétrifié : une statue vivante !
─ Et mon œuf ? Quand éclora-t-il ?
─ S’il venait d’une poule, je te répondrais. Ici… ? »
Karigan conserva sa trouvaille contre son corps pendant près d’une semaine, ne s’en séparant que pour les ablutions habituelles. Alors qu’il taillait du petit bois destiné à alimenter le foyer, il sentit la chose remuer sous sa chemise. Vivement, il la retira de son cocon de laine pour l’apporter dans la pièce principale où brûlait l’âtre. Excité et perdu, il dit :
« Mère, il va naître ! »
Immédiatement, Rowen lâcha son balai. Elle se précipita vers la table où le garçonnet déposa son paquet.
« Pourquoi as-tu pris cette poêle à frire, maman ?
─ S’il est méchant, je l’aplatirai avec ! » énonça-t-elle fermement.
Dans le fond, ce n’était pas une mauvaise idée puisque l’on ne savait pas du tout ce qui émergerait. Par sécurité, Karigan saisit le tisonnier.
Anxieux, prêts à la riposte, ils observèrent les soubresauts de l’enveloppe verdâtre qui se fendillait de toute part.
« Si je l’aidais à sortir en tapant dessus ?
─ Non, c’est peut-être dangereux ! »
Sans plus un mot, ils se contentèrent d’assister à cette éclosion particulière. D’un coup, un gros éclat se détacha ; l’œuf vacilla. Éberlués, les deux humains se serrèrent la main tandis qu’un corps ovoïde s’extrayait de la coquille. C’était tout vert, mais cela semblait mou. Avec un petit bruit incongru, tel celui d’un bouchon qui saute d’une cruche fermentée, quatre brindilles jaillirent en s’allongeant. Encore un « plop », une petite bille se découpa de ce… corps !
Ça resta là, couché sur la table, sans autre mouvement qu’une très légère oscillation prouvant une respiration.
« C’est petit et… laid ! commenta Rowen, toujours sa poêle brandie. Il ressemble au dessin que tu gribouillais sur le sable quand tu avais quatre ans !
─ Une carotte sur patte avec un radis pour tête ! » s’ébahit le gamin qui, méfiant, s’empara d’un couteau dont la pointe tâta ce drôle de machin.
Un orifice apparut dans la plus petite bille ; il y eut… un cri !
C’était si aigu que les humains se plaquèrent les mains sur leurs oreilles déchirées. Quand ce son s’arrêta, mère et fils se regardèrent avec effroi. La chose avait donc une bouche qui s’effaçait dès qu’elle se fermait ; elle réagissait quand on la dérangeait. La minute d’après, sans qu’ils le provoquent, le hurlement reprit de plus belle, les faisant grimacer de douleur.
« Pourquoi braille-t-il ainsi ? C’est affreux ! » gémit Karigan.
Rowen réfléchit :
« C’est… un bébé, il est possible qu’il ait faim.
─ Qu’est-ce que ça mange ? »
Bonne question ! À deux, ils se démenèrent afin de satisfaire cette chose pour qu’elle s’apaise et cesse de vriller leurs tympans par ces vagissements perçants.
Karigan pensa que, sortant d’un œuf, cet animal accepterait, comme les oiseaux, d’absorber du grain.
« Mouds-le, conseilla sa mère. Malaxe une pâte avec de l’eau, ça glissera mieux. »
Noyant presque la bille en radis sous la bouillie, rien ne s’avala. Ils essayèrent avec du lait pour un résultat similaire.
« Des insectes ! Certains volatiles en mangent, peut-être en voudra-t-il ? »
Karigan partit en chasse, heureux de quitter la maison où ces hurlements lui donnaient mal à la tête. Il ramena quelques cloportes et un ver de terre qui, réduits en purée, ne furent pas plus assimilés. Mère et fils consacrèrent des heures à chercher ce qui rassasierait ce machin bruyant. Tout y passa : pain, viande, poisson, herbe, feuille, bois, sucre et même du sang. Rien ! La chose s’épuisait, l’intensité des cris diminuait.
« Il va mourir, Kari ! se désola sa mère. J’aurais aimé qu’il vive ; il aurait sans doute sauvé ton père !
─ Il connaîtrait un remède pour le réveiller ?
─ Je l’espérais. Si Aldrik en a élevé un…
─ Il lui avait pris sa joie. Je suis prêt à sacrifier la mienne, s’il guérit papa ! »